Sur certains tableaux de Marc Avelot

par Jean Galard *

Depuis des siècles, mille défis bravent diversement ce principe fatidique de la peinture : l’immobilité. Marc Avelot, plus ou moins résolument selon les phases de son travail, a cherché à se confronter à ce challenge et s’y est attaché de plus d’une manière. Parfois – si nous commençons par le plus simple – se référant à quelque objet flottant, il peint par exemple un semblant de tissu ondoyant, blanc sur blanc, léger comme du tulle, et puisqu’il nomme cette vaporeuse oscillation Gonfalon d’Alix, « pour une naissance » (2021), on pense au voilage mobile d’un berceau, comme celui que Berthe Morisot peignit en 1872 pour Blanche, la fille de sa sœur Edma, et en même temps, en contrepartie, à l’ancrage dans l’histoire et la généalogie, que signifie le terme de gonfalon, c’est-à-dire de bannière héraldique.

Gonfanon pour Alix

Ailleurs, il suggère des mouvements ou très vifs ou pour un instant ralentis : Nature morte aux sardines, en 2019, ou Poisson d’or, en 2020. Ce n’est pas la forme des poissons qui est représentée, encore qu’il paraisse parfois que, dans leur vitalité, ceux-ci se plaisent au tête-à-queue (littéralement, car ils peuvent avoir une deuxième queue au lieu de la tête), tandis qu’ailleurs ils ne sont que de brèves traces rouges ou noires ou dorées : l’objet de la peinture serait plutôt, ici ou là, dans un grouillement éclatant, l’agilité et la fluidité glissant jusqu’à l’indisce­rnable.

Autre mouvement en cours (virtuel ? potentiel ?), celui de ce grand corps qui bouge et se retourne lentement dans l’étincelant Volant selon-1 (2023). Sur un fond foncé et froncé, une longue figure en position diagonale étend ses jambes, son bassin, son torse, sa tête et ses bras, dissimulant mal, sous un intermittent voile blanc, leurs proportions irrégulières. C’est un gisant-volant-tournant, un corps qui flotte, qui bascule doucement, qui est sur le point de pencher avec son linceul sur sa gauche, tandis que la tête, si petite sur les larges épaules, s’en va en arrière, tombant sur sa droite. Tête christique ? Ou tête endormie ? Ou tête songeuse durant un infini trajet à travers les espaces étoilés ? Visage indéchiffrable.

Et puis, cependant, voici le comble des mouvements tout à la fois expressifs et insaisissables, ce tour de force de la peinture quand elle se met en tête paradoxalement de fixer un instant vif, c’est-à-dire quand elle ose l’art du portrait. Marc Avelot s’y prend adroitement dans Tête antique, en 2021. Le portrait, juvénile, est exécuté de profil et présente un fort contraste entre l’arrière de la tête, brune, assez sombre, touffue, peut-être couronnée de laurier, et le visage, blanc sur fond jaune clair, dont les traits sont finement dessinés tout en allant se fondre dans la lumière qui les absorbe. Le personnage adresse spontanément une tranquille réponse, incon­naissable et franche, à un interlocuteur invisible.

Toujours, jusqu’ici, la peinture se rapporte, plus ou moins nettement, à une réalité d’ex­périence, qu’elle saisit et maintient (ou convertit) dans son registre propre. Avec Tête antique, elle s’empare, en un double lancer, d’un objet qui était distant de la toile à la fois par l’espace, coutumier avec cet art, et par le temps écoulé depuis un état préalablement « antique ». De plusieurs autres façons, moins évidentes, plus subtiles, Marc Avelot, dans son action picturale, prend son temps. Sans se hâter de les imiter, ni de les copier d’aucune sorte, il s’en va voir les maîtres anciens, ou plus spécialement des œuvres qui l’on durablement frappé : Pierrot, de Watteau, Le Bassin du Jas de Bouffan, de Cézanne, Le Peignoir, de Bonnard, parmi bien d’autres, et confère ainsi à ses propres toiles une distance temporelle qu’elles absorbent sans l’anéantir.

Il demande aussi à son spectateur de prendre le temps d’une succession d’approches quand, dans Contreforme en rouge (2019), un grand pourtour rouge veiné de bleu enserre un étroit périmètre bleu, entourant lui-même une bordure intérieure rouge qui forme le cadre d’un grand rectangle d’un bleu très profond ou moins intense selon les zones de cette superbe surface semblable au saint des saints d’un temple sans religion. Tous les bords de toutes ces parties sont très légèrement hachurés, comme si le temps n’avait pas pu achever son œuvre rectiligne ou rectiforme.

Un cas maintenant où le temps n’intervient pas seulement dans l’exploration de l’œuvre, dans sa visite par étapes ou par zones, mais dans sa constitution même. Certes, il n’existe guère de peintures, jusque aujourd’hui du moins, qui s’exécutent instantanément, qui n’aient pas incorporé un temps plus ou moins long dans leur état matériel final. Mais l’œuvre que voici met pour ainsi dire le processus de son élaboration en évidence. C’est Nature morte aux huîtres (2021).

La toile a été pliée suivant un axe qui serait horizontal s’il n’était incliné de la gauche vers la droite. La partie basse est restée telle qu’elle était au dépliage. La partie haute a subi « un sim­ple jeu de retouches » (c’est l’artiste qui parle modestement ainsi) faisant apparaître une dizaine d’huîtres ouvertes et un ou deux citrons à la place des « taches » initiales, celles-ci subsistant dans la partie basse, mais métamorphosées maintenant en semblants d’huîtres par un phénomène de contagion cérébro-visuelle appelé savamment paréidolie. L’œuvre est en somme en train de se faire, par coopération de la toile, du peintre et de l’œil qui regarde. Et un dernier cas, s’il faut se résoudre à interrompre cette revue des intrusions ou des incursions flagrantes du temps dans l’espace de la peinture, ce qui est un des exercices, mais pas le seul, auxquels Marc Avelot aime s’adonner. C’est, en 2019, avec Les Ballons, l’entière prépo­tence du temps de confection du tableau sur son état d’accomplissement. En plusieurs endroits, le tissu a été noué, suivant une pratique qui n’est pas rare chez Marc Avelot, adepte de la méthode du pliage ou du froissage qui l’a séduit chez Simon Hantaï. Sur les parties saillantes, un très beau bleu a été passé, et les parties creuses, laissées en réserve, activent des zones blanches au dépliage. Les « bonnets » qui avaient été produits par les nouages prennent à leur ouverture le titre de Ballons, bien que rien de ce qui subsiste après l’étalement ne suggère aucun gonflement, mais qui a vu bonnet peut aussi dire ballon. – Marc Avelot, jouant simultanément sur l’espace et le temps, est ici en pleine synthèse de son art de peintre-écrivain.

  • Jean Galard est normalien et agrégé de philosophie. Après une carrière dans la diplomatie culturelle, il revient en 1987 à Paris pour concevoir et diriger jusqu’en 2002 le Service Culturel du Louvre, musée auquel il a consacré de nombreux ouvrages. Il a publié par ailleurs divers essais chez Actes Sud, Robert Laffont, Gallimard. Ses derniers ouvrages parus sont : Le Louvre des écrivains, chez Citadelle & Mazenod en 2015, La Joconde est dans les escaliers aux éditions Les Impressions nouvelles en 2020 et, tout récemment, Conversations avec les choses muettes à l’Atelier contemporain.