L’opsimathe

L’opsimathe

Né en 1955, Marc Avelot a mené pendant quarante ans, parallèlement à ses activités professionnelles, une vie d’écrivain et d’éditeur. C’est tardivement, à près de 65 ans, qu’il s’engage dans le métier de peindre qui l’occupe essentiellement aujourd’hui.

Le jour où je me suis coupé la langue

Un entretien avec Victor Semaine

VS : Devenir peintre à 65 ans, voilà qui n’est pas banal. Pouvez-vous nous dire par quel cheminement vous en êtes venu à prendre une telle décision ?

MA : L’apparente brusquerie de ce commencement tardif ne doit pas occulter le fait, tout aussi réel, que j’ai toujours porté une attention passionnée à la peinture et aux réflexions sur la peinture. Cela étant, il est vrai qu’à l’exception de quelques essais ponctuels, je ne m’étais jamais autorisé à peindre véritablement. Si je m’efforce de saisir ce qui s’est passé, je crois discerner une suite d’événements dont le cumul a “précipité”, comme on dit en chimie, pour aboutir à une décision effectivement assez soudaine. Il y a d’abord eu mon retrait de la vie professionnelle concomitante à la survenue de la pandémie qu’on sait : cette conjonction, en m’éloignant de la scène sociale, me poussa indéniablement à rentrer en moi-même. Et puis il y eut la disparition en 2016 de celui qui avait été pour moi le contemporain essentiel : Jean Ricardou. La plongée dans ses écrits aux fins de publier ses œuvres complètes, joua comme une récapitulation de ce qui fut pendant un demi-siècle, ma passion d’écrire et de penser avec les mots. Ce faisant, j’ai parfois eu le sentiment d’un inventaire avant fermeture. Je ne dois pas oublier non plus le choc incroyable de la découverte de la grotte de Pech-Merle et des peintures paléolithiques qui, sans conteste, m’ébranlèrent. Enfin, il y eut la rencontre avec Janos Ber, le très grand artiste hongrois disparu récemment, dont la leçon de peinture me reconduisit à mes émerveillements de jeunesse, quand je fréquentais la galerie Jean Fournier, à Simon Hantaï particulièrement et à mon désir d’alors, demeuré intact. Ces éléments mis ensemble créèrent, je pense, une sorte de masse critique : tout ce que j’avais accumulé de savoir et d’expérience de la peinture s’est mis en fusion pour aboutir à la décision que vous dites.

VS : “Inventaire avant fermeture”, est-ce à dire que, pour vous, la peinture procède d’une rupture avec le langage ?

MA : Je ne sais pas si je dirais cela, mais en revanche ce dont je suis persuadé, c’est que la peinture – celle en tout cas que je pratique – met en contact avec des parties de soi qui ne sont pas sous le contrôle du langage. Dès lors les relations avec le langage sont compliquées. C’est comme si deux sortes de “pensées” coexistaient car je crois que la peinture est une pensée à part entière, qu’il y a réellement une “pensée plastique” qui comporte sa logique, une logique propre qui n’est pas celle, disons, du logos. J’en tiens pour preuve cette expérience répétée : chaque fois que, butant sur un problème de peinture, j’ai eu recours au “cortex” pour le résoudre, eh bien je me suis fourvoyé. C’est, je crois, le sens profond du conseil que donnait Matisse à ses élèves : « Vous voulez peindre ? Avant tout, il faut vous couper la langue. » C’est ce que j’ai admis de faire.

VS : Va pour « l’homme à la langue coupée », mais entre cette décision de devenir peintre et l’obtention de toiles qui, comme les vôtres, se signalent par une certaine tenue formelle, il y a toute la question du savoir-faire et de son apprentissage, non ?

MA : De facto, cette question pour moi ne s’est pas posée. Et cela par la grâce de la technique du pliage empruntée à Hantaï. Le recours au pliage m’a en effet permis d’évacuer toute une série de questions qui habituellement obstruent l’accès à la pratique picturale : la question du “métier”, la question du talent et tout ce qui tourne autour de la fameuse “main du peintre” ; mais aussi, plus concrètement, la question du choix de ce que l’on va représenter et celle de la composition entendue comme la répartition des masses et des figures sur la toile : tout cela est, jusqu’à un certain point, pris en charge par le pliage.

VS : Si l’on regarde vos premières œuvres comme l’Étude en rouge, la Tahitienne ou Le Dimanche des Rameaux, la filiation avec Simon Hantaï est effectivement assez perceptible mais très vite vos toiles vont ailleurs. Comment expliquez-vous cette évolution ?

MA : Il est vrai qu’au départ je n’ai absolument pas contrarié mon élan imitatif. L’antécédence et l’originalité n’ont pas compté parmi mes mobiles. “Essayer de faire aussi bien que des peintres que j’ai beaucoup aimés et admirés”,  comme l’écrit Van Gogh dans sa dernière lettre, est un programme qui, au fond, me convient assez bien. Au demeurant, il s’agissait d’ailleurs moins d’imiter un peintre que d’emprunter une méthode. Or, si bien documentée qu’elle soit, cette méthode du pliage, quand on l’applique, fait surgir tout un tas de problèmes pratiques que ni les explications d’Hantaï, ni les films de Jean-Michel Meurice ne permettent de résoudre. Bref, il a bien fallu que je monte un peu le coup et me forge progressivement ma propre technique. Seulement voilà, il s’est trouvé que, tout en reprenant “l’outil pliage”, mes adaptations ont fait advenir sur la toile des choses qui “ressemblaient” de moins en moins à du Hantaï. Le pliage, tel que je le pratiquais, amenait aléatoirement des phénomènes qui constituaient de nouvelles “propositions” plastiques : je les ai prises comme autant d’invitations à poursuivre et cela m’a mené à quitter peu à peu le territoire arpenté par Hantaï, à aller ailleurs pour explorer les terrains vagues situés entre la figuration et l’abstraction.

VS : Est-ce que vous diriez que cette exploration constitue aujourd’hui le cœur de votre travail ?

MA : Ce ne l’a pas été au commencement. Au départ, comme je l’ai dit, il s’agissait seulement d’explorer les zones qui, en moi, ne sont pas sous le contrôle du langage, de retrouver ces « sensations confuses qu’on apporte en naissant » dont parle Cézanne. J’allais à la chasse aux “sensations colorantes” et mon filet à papillon était la technique du pliage. Mais parmi les choses que je ramenais, il y avait des formes représentatives. Vous parliez tout-à-l’heure du Dimanche des Rameaux ; eh bien, quand j’ai déplié la nappe de papier que j’avais passée à l’encre de Chine, j’ai été saisi d’emblée par l’efflorescence végétale qui s’étalait sous mes yeux. Ces motifs figuratifs qui montaient du fond abstrait, plutôt que de les refouler, je les ai accueillis dans ma peinture, organisant une confrontation entre l’informel et le formel telle que vacille la frontière entre abstraction et figuration. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est ce jeu entre ce qui est représenté et ce qui a permis la représentation mais qui est occulté aussitôt que la représentation s’impose au regard.

VS : Et tout cela avec le seul outil du pliage qui est tout de même assez rudimentaire ?

MA : Oui, toutes mes toiles en effet incorporent une phase déterminante de pliage. Cela répond d’abord à mon souci de me tenir dans la pure matérialité et dans une économie de moyens : une toile, de la couleur, c’est tout. Mais cette dimension de parcimonie n’est peut-être pas ce qui m’importe le plus. Le plus essentiel tient dans le fait qu’avec le pliage la toile, au sens strict, coopère. Il faut bien voir que, d’une certaine manière, avec la méthode du pliage, la toile se produit car finalement c’est bien elle qui engendre toutes les formes qui l’habitent. Je ne fais que prendre le relais, j’accompagne son faire en recueillant les “données”, je veux dire ce que donne la toile. Cette capacité d’auto-production, je l’exploite de deux manières différentes. La première, c’est la voie pareidolique dont je parlais tout-à-l’heure à propos du Dimanche des Rameaux et qui est particulièrement exhibée dans la Nature morte aux huîtres. Dans ce tableau, en effet, on peut voir, dans sa partie basse, les “taches” primaires telles que le pliage les a délivrées et, dans la partie haute, leur modelage en “huîtres”. C’est un tableau un peu pédagogique mais il est intéressant car il permet de voir que les “huîtres” du haut sont déjà dans les “taches” du bas. La seconde voie, j’aurais envie de la dire dialectique. Elle consiste à disposer d’abord sur la toile un certains nombres d’éléments plastiques « référés »…

VS : Référés ?

MA : Oui, je veux dire que ces éléments sont établis en référence à quelque chose de déjà existant : un paysage (le plus souvent une photographie) ou un tableau. Une fois ces éléments compositionnels mis en place, intervient l’étape de pliage qui s’effectue donc par zones différenciées. Elle instille de l’imprévu dans le prévu et distord plus ou moins l’ambition représentative de départ. Une lutte sourde s’instaure alors entre chacun des registres (l’abstrait des taches et le représentatif des figures), chacun s’efforçant de soumettre l’autre. J’active et j’arbitre à la fois les conflits en sorte d’assurer l’harmonie colorée du tout. Ce qui est fascinant pour moi, c’est le renouvellement constant de la beauté qu’engendre ce combat. C’est chaque fois infiniment plus riche que tout ce que j’aurais pu imaginer.

VS : “Harmonie colorée”, “renouvellement de la beauté”, voilà un vocabulaire dont on n’a plus guère l’habitude. En vous écoutant et en regardant vos toiles, on se dit que vous restez entièrement dans le champ esthétique, est-ce le cas ?

MA : D’une certaine manière, le “beau” est en effet au départ de la toile et à sa fin. Il est au départ parce que ce qui déclenche mon envie de peindre, c’est toujours l’éblouissement devant une beauté, qu’il s’agisse d’une beauté “naturelle” ou d’une beauté construite comme dans le cas des photographies ou des tableaux qui me chavirent. Mon ambition est chaque fois de réussir à égaler cette beauté. Il est également à la fin car, comme je l’ai dit à l’instant, il y va de parvenir à une “harmonie colorée”. En revanche, tout l’entre-deux s’élabore sans impératif esthétique : il s’agit seulement pour moi de construire partout des rapports entre les éléments du tableau, que ce soient des rapports de couleurs ou de formes et ce à tous les niveaux. Le fait que ce travail débouche finalement sur l’harmonie recherchée me porte à penser que le beau, loin de toute histoire de goût et de subjectivité, est finalement une stricte affaire de structures. Il me semble d’ailleurs qu’on gagnerait à parler d’“effet de beau” et à considérer de quoi ce beau est l’effet.

VS : Vous vous réclameriez donc du Beau ?

Écoutez, pourquoi pas ? Car, dès lors qu’on a saisi de quoi il en retourne exactement, l’ambition de produire du beau revient à vouloir réduire partout l’amorphe, c’est-à-dire, au fond, à faire reculer pas à pas le mortifère.