Sur la Grande tresse tricolore à la gloire d’Albert Ayme

C’est une idée communément admise parmi les historiens de l’art que la modernité en peinture se marque par un souci des artistes de resserrer leur production sur les caractéristiques de leur medium et l’exploration des conditions mêmes de possibilité de leur art.

Selon cette conception, et dans la mesure où la bi-dimensionnalité de la toile constitue un élément déterminant de sa matérialité, il est logique que la “planéité” de la peinture se soit vue exhaussée et comme magnifiée tant sur le plan pratique (avec des artistes comme Ellsworth Kelly ou Franck Stella) que sur le plan théorique (avec un critique tel que Clement Greenberg).

Partant, toute une conception de la peinture tend à “coincer” l’artiste dans un dilemme : soit projeter sur la toile une représentation obéissant aux règles de la perspective, soit se restreindre à performer la surface en excluant tout effet de profondeur et même d’épaisseur.

Deux peintres au moins ont cependant su s’extraire de cette alternative et proposer des solutions innovantes permettant à la peinture d’explorer la troisième dimension sans recours à un quelconque illusionnisme.

Le premier est passablement célèbre et a bénéficié pour son centenaire d’une grande rétrospective à la fondation Louis Vuitton : c’est Simon Hantaï.

Le second est indéniablement confidentiel et son œuvre n’est accessible que par le biais d’un site internet heureusement très complet : c’est Albert Ayme.

L’avancée due à Simon Hantaï est, on le sait bien, la “méthode du pliage”. Avec elle, la tridimensionnalité de la toile est exploitée par un geste pictural procédant d’une opération qu’on peut dire topologique puisqu’il y va de soumettre un objet (la toile) à une déformation (le pliage) pour voir comment se comporte la partie de cet objet laissée vide (les blancs). Par ce moyen le support sort de sa position d’écran sur lequel le peintre projette des “images” (issues du réel ou de l’imaginaire, figuratives ou abstraites, peu importe) pour participer activement à l’entité plastique qui s’élabore.

L’invention qui revient à Albert Ayme est, on le sait moins, la “superposition transparente”. Elle s’efforce de résoudre une difficulté inhérente à la peinture : celle qui fait que, si l’on s’en tient à la manière habituelle de procéder par juxtaposition ou recouvrement des couleurs, l’état final du tableau occulte, partiellement ou totalement, ses états antérieurs et ne permet donc pas d’accéder au processus exact de production. Pour pallier ce défaut, et permettre à celui qui regarde de s’engager dans la création même de l’œuvre, A. Ayme met en place une méthode qu’il nomme « superposition transparente ». Elle consiste à mettre à profit la propriété qu’ont les encres d’être translucides pour que, s’il y a superposition de couches, on puisse lire, en transparence, le nombre de passages du pinceau et l’ordre de ces passages. Dans le cas d’une aquarelle monochrome, c’est la valeur de la couleur, selon qu’elle est plus claire ou plus sombre, qui révèle le nombre et l’ordre des passages tandis que, s’il s’agit d’une œuvre polychrome, c’est la couleur résultante de la superposition qui est révélatrice. Pour subtiles que soient les nuances introduites par cette manière de faire, elles réintègre dans la toile une profondeur objective telle qu’il est possible de parler, sans métaphore, d’un réel tressage des couleurs.

Fort de ces acquis, l’ambition de la Grande Tresse tricolore fut de rendre hommage à ces deux innovations en les combinant. L’ajout dédicatoire « à la gloire d’Albert Ayme » répond au souci non seulement de valoriser le moins célébré des deux inventeurs, mais aussi d’indiquer laquelle des deux innovations me paraît peut-être la plus digne d’admiration parce que la plus porteuse de possibilités picturales.

  1. Programmation

S’agissant donc d’expérimenter ce qu’il advient plastiquement lorsqu’on croise les démarches d’Albert Ayme et de Simon Hantaï, la première étape consista à sélectionner dans le système du premier les éléments les plus propres à se combiner avec la méthode du second. C’est ainsi que se trouvèrent retenus :

  • Le carré
  • Le jeu du peint et du non peint
  • Les trois couleurs primaires
  • Le tressage consistant en une combinatoire réglée du passage des couleurs

La mise en jeu de l’ensemble de ces éléments conduisit à l’élaboration de la matrice suivante :

Quelques précisions faciliteront la compréhension :

Dans le système d’Albert Ayme, seules les trois couleurs primaires sont admises, leur “superposition transparente” produisant, au premier entrecroisement, les couleurs complémentaires (vert,violet, orange) puis, au second entrecroisement, les couleurs dites “dérivées” (soufre, turquoise, campanule, grenat, capucine, safran), le tout virant vers diverses sortes de marron si l’on accumule les passages.

Se sont donc les trois primaires qui ont été également retenues pour la Grande Tresse et l’on peut voir dans ce diagramme qu’elles ont été distribuées combinatoirement sur chaque côté.

Le choix de retenir les trois primaires emporte une autre conséquence : pour assurer la combinatoire de leurs trois passages, ce sont 9 “carreaux” (3 x 3) qui sont disposés au centre de la toile.

Par souci de simplicité et de lisibilité, il est convenu que ces carreaux seront parcourus dans un mouvement giratoire s’apparentant à un trajet dit “en escargot”.

L’ordre de passage des couleurs est prescrit par leur ordre sur les côtés. Ainsi, si l’on prend la zone Z 1.1., l’on peut voir que l’ordre de passage sera JBR.

La surface couverte par chaque couleur est prescrit par une règle simple : la première couleur (dans notre exemple le Jaune) couvrira le premier des 9 “carreaux”, la seconde (le Bleu) s’étendra sur le premier et le second carreau et la troisième (le Rouge) s’étalera sur les trois premiers carreaux. C’est ce qu’un rien d’attention peut vérifier avec le secours des flêches colorées.

La combinatoire veut que chaque carreau se voie parcouru trois fois et le trajet en escargot qu’on opère un quart de tour dans le sens des aiguilles d’une montre pour chaque passage.

Pour rester sur notre exemple, le processus pictural a donc été le suivant :

  • Le carreau 1 est plié puis successivement passé au J-B-R

Après quoi, on imprime à la toile un quart de tour pour passer au carreau 2

  • Le carreau 2  est plié puis successivement passé au J-R-B (qui est l’ordre de la zone 2)

Après quoi, on imprime à la toile un quart de tour pour passer au carreau 3

  • Le carreau 3  est plié puis successivement passé au R-J-B (qui est l’ordre de la zone 3) 

et ainsi de suite. Tel est le tressage des couleurs auquel fut soumise la toile selon la table ci-dessous :

Careeau1er tour2è tour3è tour
1JBRJRBB
2JRBJBJ
3RJBJR
4RJRRB
5RBRJB
6BJBBRJ
7BBRJJBR
8RJJBRRB
9BRRBJB